Traductrice et rédactrice, Florence de la Guérivière se consacre aujourd’hui à l’écriture. Après un premier roman, Si loin soit L. publié en 2000, elle a écrit des nouvelles, dont plusieurs ont été primées (Champagne, Bon à tirer, Les Choses). Avec “La main de Rodin”, Florence de la Guérivière signe son deuxième roman, en explorant le destin de Camille Claudel jusqu’en ses ultimes possibilités. Sur la base de recherches rigoureuses, « La main de Rodin » ouvre un passage inédit dans la connaissance de Camille Claudel, exploitant la fiction romanesque pour éclairer autrement le fil tragique de son histoire.
- Vous considérez-vous comme une figure Littéraire ?
Florence de la Guérivière : Loin de moi cette prétention. Se considérer comme une “figure littéraire” suppose que l’on fasse partie des “figures de proue” du paysage littéraire, ou tout au moins qu’on y fasse relativement “bonne figure” ! Mon travail est aujourd’hui bien trop modeste pour prétendre à quoi que ce soit d’emblématique. Seul le temps peut, avec le recul, faire en sorte ou non qu’une oeuvre finisse par trouver sa place dans le patrimoine littéraire. Aucun auteur ne peut, me semble-t-il, se targuer d’être une “figure”, tout simplement parce qu’il ne lui appartient pas d’en décider.
- Comment définiriez-vous votre style ?
Florence de la Guérivière : Je dirais qu’il est à géométrie variable. Au risque de passer pour un auteur-caméléon, qui se camoufle et se fond dans le paysage de ses fictions, je fais de la prose sur-mesure : j’adapte mon écriture à mes sujets, aux contextes, aux personnages, aux époques. J’aime changer de registre, de niveau de langue, de ton, de rythme, parce que je jubile autant à manier une langue très classique, un tantinet académique, que les mots de tous les jours, le langage parlé, brut de décoffrage… De l’un à l’autre, il y a probablement un “style” qui me caractérise, une “griffe” comme on dit : peut-être une propension à fouiller sans cesse dans l’imaginaire pour y trouver des métaphores qui parlent. Il paraît que mon style est très imagé.
- Qu’est-ce qui vous a poussé vers l’écriture ?
Florence de la Guérivière : A cette question très indiscrète, un trio de réponses, sincère à défaut d’être glorieux !
– La voix de la facilité : j’écris parce que c’est beaucoup moins difficile que de parler… Je me suis souvent dit que la nécessité d’écrire relevait chez moi d’une incapacité latente à poser ma voix dans la vie. La médiation de l’écrit est pour moi beaucoup plus rassurante que celle de la parole, qui vous expose en frontal, en temps réel, au regard d’autrui ou, bien pire, à ses questions…
– La voix de la paresse : j’écris parce qu’en toute honnêteté, je ne sais rien faire d’autre ! L’acquisition de compétences plus lucratives est un mal nécessaire que je rechigne lâchement à affronter…
– La voix du politiquement incorrect : j’écris parce qu’il y a dans la réalité de tous les jours des zones d’ennui si épaisses que l’évasion dans la fiction est une nécessité vitale, une respiration. Un jour passé sans fiction me pèse comme un couvercle. Vous savez, on entend souvent des gens dire : “J’ai tellement d’occupations… Je ne m’ennuie jamais !” Moi je m’ennuie la plupart du temps, et les occupations ne font que contribuer à cet ennui. Autrement dit, je suis de ceux qui pensent que pour créer, il faut passer par cette espèce de vide intérieur… Et s’émerveiller de ce qu’il en surgisse, parfois, des perles dignes d’être cultivées dans les livres !
- Pourquoi avoir choisi d’écrire sur Camille Claudel?
Florence de la Guérivière : Oui, vraiment, quelle idée, alors que tout a déjà été dit et écrit sur elle ! La rencontre avec son oeuvre, par un samedi pluvieux à Marmottan, a été comme une illumination… quelque chose d’irrésistible, qui m’a poussée sur-le-champ à m’immerger dans cette oeuvre pour découvrir l’âme blessée qui se trouvait derrière. Je me suis aussitôt jetée à corps perdu dans “le cas Camille Claudel”, sans bien savoir où cela me mènerait car, encore une fois, je n’avais aucune légitimité sur le plan artistique pour écrire un livre sur un sculpteur de cette envergure. Peu à peu a germé en moi l’idée qui allait servir de point de départ à mon roman : finalement, pour entrer dans l’intimité de cette artiste, ne pouvais-je pas me placer sur mon terrain à moi, c’est-à-dire la fiction, en imaginant ce qu’elle aurait fait, pensé, rêvé, détesté, si l’événement de sa sortie d’asile avait pu se produire ?
- Pourriez-vous expliquer “La main de Rodin” en quelques mots ?
Florence de la Guérivière : L’idée est très simple. Camille Claudel, comme chacun sait, a été internée dans une maison de santé pendant trente ans, de l’âge de 48 ans jusqu’à sa mort. Contrairement à ce qui aurait pu, aurait dû arriver, elle n’a jamais bénéficié d’aucune autorisation de sortie. Compte tenu de cet incroyable acharnement du sort, comment ne pas imaginer ce qui se serait passé si elle avait quitté son asile, ne serait-ce que quelques jours ? Aurait-elle cherché à revoir Rodin ? Aurait-elle voulu sculpter à nouveau ? Serait-elle retournée dans sa famille ? Autant de questions que tous les passionnés de Camille Claudel ne peuvent manquer de se poser, et auxquelles j’ai apporté mes propres réponses, non seulement sur la base de tout ce que l’histoire a retenu d’elle, mais aussi, forcément, sur la base de mes propres intuitions ! J’ai passé beaucoup de temps sur sa correspondance, par exemple. Camille s’y livre la plupart du temps à nu, parce qu’il était dans sa nature de se montrer toujours vraie, extrêmement directe, sans s’embarrasser de formes. Pour cette raison, ses lettres nous font rire ou nous arrachent des larmes avec la même force irrésistible.
- Quelle est d’après vous, l’originalité de l’oeuvre de Camille Claudel dans l’histoire de la sculpture ?
Florence de la Guérivière : Je n’ai à cette question pas de meilleure réponse que celle de Paul Claudel lui-même sur le travail de sa soeur : « L’oeuvre de ma soeur, ce qui lui donne son intérêt unique, c’est que tout entière, elle est l’histoire de sa vie» . Cette réflexion de Paul Claudel met le doigt sur l’essentiel : chez Camille Claudel, pour ainsi dire, l’oeuvre vient en amont de la vie, elle la précède, comme si elle anticipait, annonçait, portait tout le poids des épreuves traversées. La douleur affleure de façon si vive dans le moindre modelé qu’on est pris aux entrailles, probablement parce qu’on associe spontanément le tragique de la destinée de Camille aux sculptures sorties de ses mains. Peut-on en dire autant de Rodin, de Bourdelles, de Despiau, de Desbois ? Chez ces sculpteurs, on salue l’habileté, la technicité, le naturalisme poussé à l’extrême, l’innovation, éventuellement la force érotique… Est-on pris aux entrailles ? Non. C’est toute la différence entre le Baiser de Rodin et Sakountala, par exemple, entre l’Eternelle idole et l’Implorante. Sur l’Implorante, je retiens encore Paul Claudel : « Cette jeune fille nue, c’est ma soeur ! Ma soeur Camille. Implorante, humiliée, à genoux et nue ! Tout est fini ! C’est ça pour toujours qu’elle nous a laissé à regarder !»
- Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans les oeuvres récemment suscitées par Camille Claudel : romans, filmographie, spectacles ?
Florence de la Guérivière : Il est fascinant de découvrir tout ce que Camille Claudel réussit à inspirer aujourd’hui, dans tous les domaines artistiques ou presque : cinéma, théâtre, chorégraphie, littérature… Belle revanche pour celle qui, tant d’années, est restée dans l’oubli, dans l’ombre des deux “monstres sacrés” qu’ont été Rodin et Paul Claudel ! Parmi toutes ces réalisations, tout le monde garde en mémoire le film de Bruno Nuytten, avec un Depardieu et une Adjani plus vrais que nature. Ce film est vraiment une réussite. Je déplore juste, pour ma part, qu’en dépit de toutes ses qualités, le film – comme du reste les romans tirés de la biographie de Camille Claudel – ait si peu cherché à révéler la vraie nature de la maladie de Camille. On montre généralement le personnage sous les traits un peu caricaturaux de la folie (scènes de violence, démence, hystérie etc.) sans mettre le doigt sur la réalité attestée de son mal : la paranoïa. J’ai également beaucoup aimé le ballet “Sakountala“ avec Marie-Claude Pietragalla, avec son extraordinaire ouverture sur “la porte de l’Enfer”.
- Quels sont les univers littéraires et artistiques qui influencent votre écriture ?
Florence de la Guérivière : Difficile à résumer, car je fais feu de tout bois ! Les univers littéraires et artistiques que je traverse sont d’inépuisables sources d’inspiration mais aussi de vigoureux stimulants (encore que la lecture de certains puisse avoir sur moi l’effet inverse : que peut-on espérer écrire après Proust ?!) En tout état de cause, je me nourris régulièrement des grands noms de notre littérature classique et contemporaine. Récemment je suis partie à l’assaut de toute l’oeuvre de Simone de Beauvoir, de toute l’oeuvre de Kundera, de tout Primo Lévi… Plus j’avance en âge, plus j’ai besoin, derrière l’oeuvre, de découvrir la pâte humaine, l’homme ou la femme qui vit derrière le texte, la fine pointe de son monde intérieur: voilà pourquoi je ne lis plus désormais que des “oeuvres complètes” ou presque. Rarement des ouvrages isolés. C’est la raison pour laquelle Camille Claudel m’a à ce point fascinée : son oeuvre, c’était elle ! Mais les univers littéraire et artistique ne sont pas les seuls à influencer l’écriture, comme on s’en doute. Les jours qui passent, les événements, les personnes proches ou lointaines sont autant de “matières premières” susceptibles de se voir transformées en “fictions finies”. Le point commun de toutes ces influences ? Le symptôme qui caractérise l’irruption de ce qu’on appelle “une source d’inspiration” ? Un drôle de petit pincement au coeur qui survient après un événement, une rencontre, une oeuvre, et qui me brûle de l’intérieur jusqu’à ce que, après des heures de travail mises bout à bout, surgisse un bout de fiction. La petite brûlure, alors, se dissipe lentement… Jusqu’à la suivante.